Michel Guillot

Parmi les sciences sociales, la démographie est la seule à avoir une approche de long terme. Louis Henry la définit ainsi : « Les perspectives démographiques servent à nous faire connaître par le calcul quel serait l’avenir d’une population, en nombre et en structure, dans telle ou telle hypothèse ». Premier directeur de l’Ined, Alfred Sauvy s’était frotté à cet exercice avant 1945. Jean Bourgois-Pichat consolidera la méthode dans les années 50 en l’appliquant à différents pays et il s’en servira même, à rebours dans le passé, pour reconstituer la population française avant le premier recensement de 1806. Néanmoins l’enjeu central est le choix d’hypothèses sur les comportements des nouvelles générations. Les organismes internationaux ou l’Insee, principaux opérateurs des projections, ont alors besoin de l’éclairage d’experts. D’où la valeur des recherches actuelles de l’Ined sur les progrès futurs de la mortalité aux âges élevés ou les niveaux possibles des basses fécondités. Le « simulateur de population » permet à quiconque de « jouer » avec divers scenarios d’évolution des populations dans le monde d’ici 2100.  

Le 24 octobre 2025, l’Ined fêtera ses 80 ans. Depuis sa création, l’institut analyse les dynamiques de population en France et dans le monde pour comprendre les évolutions démographiques et sociétales de demain. A cette occasion, Michel Guillot chercheur à l’Ined, revient sur les principes de base des projections, l’évolution des méthodes et les incertitudes de leurs résultats.

(Entretien réalisé en avril 2025)

Depuis quand établit-on des projections démographiques et sur quoi portaient-elles initialement ?

Les premières projections démographiques portaient uniquement sur l’effectif total de la population. Il s’agissait de simples extrapolations de population ne prenant pas en compte sa structure par âge et ses processus démographiques sous-jacents (mortalité, fécondité, migration). On peut citer Malthus qui formula dans son Essai de 1798 sa célèbre hypothèse de croissance exponentielle de la population. Plus tard, Quetelet (1835), Verhulst (1838), et enfin Pearl dans les années 1920 proposèrent la loi logistique ou « courbe en S », selon laquelle les populations, après une phase de croissance rapide, tendent à se stabiliser autour d’une valeur limite. Ces méthodes d’extrapolation, peu fiables, ont été remplacées à partir des années 1930 par la méthode dite « des composantes ». Il s’agit de faire évoluer les effectifs de population par âge et sexe à partir d’hypothèses sur les tendances de mortalité, de fécondité, et de migration. Initialement proposée par Cannan (1895), cette méthode a été développée indépendamment par Whelpton (1928) et fait toujours consensus aujourd’hui.

Quels phénomènes démographiques sont les plus faciles et difficiles à anticiper ?

Les trois processus démographiques sont chacun difficiles à anticiper, avec des caractéristiques qui leur sont propres. Concernant la mortalité, il est difficile d’anticiper les épidémies comme celles du VIH ou du COVID-19, ou les crises de mortalité liées à des conflits. Concernant la fécondité, il est difficile de prévoir la vitesse à laquelle la fécondité va baisser dans les pays où elle reste élevée. Inversement, dans les pays où la fécondité est basse (disons en dessous de 1,6 enfants par femme), il existe actuellement peu d’éléments empiriques ou théoriques permettant de justifier des hypothèses d’évolution future, sur une éventuelle remontée ou la poursuite de cette tendance à la baisse. Quant à la migration internationale, elle représente souvent une réponse à des phénomènes économiques, sociaux, politiques et environnementaux par nature difficiles à prévoir. Entre ces trois processus, les projections démographiques sont particulièrement sensibles aux hypothèses de fécondité. Une différence de quelques décimales sur le niveau de fécondité peut avoir un impact très important sur l’effectif future d’une population. De ce point de vue, on peut dire que les hypothèses de fécondité sont les plus difficiles à formuler. Les erreurs de projection, observables a posteriori en comparant les effectifs de population réellement atteints à une date donnée aux effectifs précédemment projetés pour la même date, proviennent principalement d’erreurs d’hypothèses de fécondité.

Comment le calcul des projections démographiques a-t-il évolué au fil des décennies ? Des avancées technologiques à venir pourraient-elles encore faire évoluer les méthodes ?

Même s’ils reposent toujours sur la méthode des composantes, les calculs de projections démographiques ont beaucoup évolué ces dernières années. Ils font maintenant appel à des modèles de simulation permettant d’intégrer le niveau d’incertitude autour de l’effectif futur d’une population. On peut s’attendre à ce que les avancées technologiques futures permettent aussi de mieux connaître les populations actuelles, et donc d’avoir une meilleure base pour effectuer des projections démographiques. Quelles que soient ces avancées, les projections démographiques resteront par nature toujours incertaines.

Les objectifs de développement durable (ODD) sont-ils ou seront-ils pris en compte dans les projections démographiques ?

Les dernières projections du Wittgenstein Centre for Demography and Global Human Capital incluent un scenario qui prend en compte l’ODD n° 4, qui a comme cible un enseignement primaire et secondaire universel et de qualité d’ici 2030 (Samir KC et al. 2024). Des projections proposées en 2020 par l’Institute for Health Metrics and Evaluation ont également intégré des ODD dans le domaine de l’éducation et des besoins en matière de contraception. En revanche, les ODD ne sont pas directement pris en compte dans les projections de population mises en œuvre par la Division de la Population des Nations Unies. L’intégration de variables comme le niveau d’éducation ou la contraception dans les projections démographiques ne fait pas consensus car elle nécessite de formuler des hypothèses supplémentaires concernant l’évolution future de ces variables et le lien entre ces variables et les processus démographiques tels que la fécondité. C’est pour cette raison que les Nations Unies privilégient une approche principalement basée sur l’extrapolation des tendances passées de la mortalité, de la fécondité et de la migration.

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